arbustes du jardin de La Rose Verte

vendredi 3 juin 2011

L'étranger

Il était venu de loin, il y a un peu plus de trente ans, sa splendeur nous était coutumière, nous n’y prêtions plus guère attention.
Etranger, loin de son pays d’origine, hors de notre continent, ses racines étaient pourtant fortement ancrées dans notre jardin, dans notre vie. Il avait vu passer tant de nos semblables, entendu tant de rires, de pleurs aussi, il régnait sur un endroit au large de notre maison d’hommes, île de silence loin de tous les tourments.Il était si grand, nous ne le voyions plus, juste son tronc crevassé où j’ai si souvent posé la main. 
Le vent le déshabillait de ses brindilles en trop, de ses branches mortes aussi, épineuses et d’un noir terne.
Il était si solide pourtant, certains de ses semblables vivent depuis 400 ans, mais je le savais malade, blessé, en sursis ; j’avais juste fait pour l’aider, le peu qu’il y avait à faire. J’aurai du faire plus, même si tout un chacun se plaisait à me dire que l’on y pouvait rien. Je ne l’ai pas assez aidé, je lui ai juste donné quelques années de plus. Il y a tant d’arbres au jardin et j’ai si peu de temps. Est-ce que je leur accorde vraiment celui qu’ils méritent, moi qui décide que tel ou tel va m’accompagner ?

Une tempête de trop a déchiré de haut en bas, son tronc malade, j’étais là mais trop loin, dans ma vie de femme, dans mon banal quotidien et mes petites préoccupations, je n’ai même pas entendu tomber l’une de ses grandes charpentières. Ce n’est que lorsque je suis allée au fond du jardin quelques heures plus tard que j’ai constaté, choquée, la catastrophe. 
J’ai réalisé tout de suite, qu’il ne pouvait rester comme cela, il était devenu dangereux, des insectes avaient miné son écorce et rongé son cœur, ce qui restait de lui risquait de s’abattre à tout moment.
Nous avions déjà passé tout à côté de l’accident, des artisans travaillaient sous son ombre, il y a quelques jours.

Je me suis assise à terre, adossée à un piquet de vigne, à essayer de reprendre mes esprits. Je n’arrivais pas à accepter cette situation. Cela me paraissait un cauchemar, quelques minutes de profond désarroi et j’ai accepté, l’inacceptable, il allait mourir et c’était moi qui devait le décider.
J'ai fait appeler les élagueurs, ils sont venus presque tout de suite, ils travaillent chez nous un an sur deux ou trois, plus souvent pour aider nos arbres à donner le meilleur d’eux-mêmes que pour les abattre. Ils aiment les végétaux qu’ils entretiennent et sont toujours de bon conseil.
Je pensais que notre bel étranger avait une maladie cryptogamique et qu’il n’y avait guère de solution mais non, il ne s’agissait que d’une blessure mal soignée, qui probablement n’avait même pas été remarquée au départ et qui s’était envenimée.
Le vivant est toujours fragile, la vie toujours marquée du sceau de l’éphémère, c’est un banal miracle de chaque instant que nous n’en finissons pas d’oublier.
Quand les tronçonneuses ont commencé à grincer leur chant de mort, j’étais de nouveau dans notre maison avec d’autres humains, loin de cet arbre qui m’avait pourtant tant donné de beauté, d’apaisement, d’ombre.
Que faisais-je là, alors qu’il disparaissait ? Avais-je déjà oublié le parfum de ses lourdes grappes de fleurs blanches, n’avais-je plus le souvenir de ses claires folioles dorées dansant au moindre souffle ?
Et les entrelacs de ses branches sur le lumineux ciel d’hiver avaient-t-ils déjà disparu de mon esprit ?Comme j’ai eu honte, tout d’un coup, il ne méritait pas de partir ainsi seul, je me suis éclipsée avec une vague excuse.


Le vent soufflait toujours et je crois que j’ai haï pour la première fois la tramontane, il pleuvait doucement et je l’ai regardé disparaître peu à peu, branche à branche, tronçon par tronçon en emportant à chaque fois , de souvenir en souvenir, une à une toutes ces heures passées près de lui.
Il régnait un lourd silence malgré le bruit des tronçonneuses, tous les élagueurs se taisaient , navrés de leur besogne, conscients de ma peine et de mon désarroi. Je suis restée seule avec lui tant qu’il a existé, bousculée par le vent, la pluie, transie de froid et de chagrin.
Ensuite il a fallu  affronter le vide, laissé par la mort de ce robinier doré, comme le dit bien mieux que moi Jules Supervielle,’ l’air tremblait encore en forme d’arbre’, 10 m de haut, une cime de 6m de large.
Je ne reconnaissais plus mon jardin, il n’était plus là, je suis repartie retrouver mon monde humain, j’ai donné le change, plaisanté…la vie continuait, ma vie, pas la sienne !
Seulement voilà, pour moi, le vivant qu’il soit végétal, animal n’est pas moindre que la vie humaine, je lui porte autant de respect. Sans les végétaux, nous n’aurions pas d’existence, je ne l’oublie jamais.
Il a fallu deux jours pour que les larmes viennent, pour que j’intègre cette irrémédiable disparition.
J’ai tout à fait conscience qu’il doit être difficile de comprendre pour mon entourage, ma détresse.
Comme certains de ceux que je croyais mes amis l’ont suggéré, je n’ai pas planté n’importe quel arbre, n’importe où dans notre jardin !  Notre bel étranger était le point d’orgue du jardin, il y a trente ans, ce n’est pas moi qui l’ai planté comme nombre d’autres, je n’ai fait qu’étoffer une structure déjà en place. Tout ce travail journalier d’une dizaine d’années est irrémédiablement bancal, déséquilibré.
Durant quarante-huit heures, j’ai hésité : ne rien faire, renoncer, tout laisser aller,  le remplacer par un arbre de même espèce, envisager le fond de notre jardin comme un espace neuf…
Nous sommes déjà âgés, il y a peu d’arbres que nous ayons une chance de voir adultes, nous devions choisir un arbre poussant rapidement et ayant une forme et une présence compatible avec cette si grande perte.
Un passage dans une pépinière des environs m’a complètement bouleversée, je n’ai plus l’âge à choisir un nouvel arbre pour le jardin, je dois au contraire aboutir le plus rapidement possible notre projet et essayer d’apprécier ce que nous avons créé, le vivre un peu, m’y promener, y rêver, y lire, y écrire et non plus seulement y travailler du soir au matin !
Puis comme d’habitude et parce que j’ai accepté ma vieillesse qui s’avance et la fin de ma vie qui ne m’a jamais fait peur et encore moins maintenant que j’aperçois, certains jours, le bout du chemin, j’ai décidé de pousser mon rêve le plus loin possible. C’est  qu’il faut rêver très haut pour pouvoir réaliser un tout petit quelque chose !
Je suis allée chercher virtuellement notre nouvel invité, dans des livres d’abord, puis dans des pépinières virtuelles et il est prévu de le planter en fin de semaine prochaine parce que la vie n’attends pas, parce que la vie des arbres et celle des humains, n’est pas du tout à la même échelle.
Je n’ai acheté qu’un jeune arbre, planter un arbre déjà grand, n’est qu’une perte de temps, la croissance d’un arbre n’est pas chose qui se monnaye !
Un très jeune arbre s’habituera bien plus vite à ses conditions de vie et si le jardinier prend bien soin de lui, et entre en connivence aussi, cet arbre rattrapera très vite celui planté plus grand.
Un jeune frêne angustifolia ‘Raywood Flame’ va relayer notre robinier ‘Frisia’, croissance très rapide, stature un peu plus imposante mais il y a de la place, bien trop de place d’ailleurs ! Le robinier doré était magnifique au printemps, le frêne le sera à l’automne.
Aujourd’hui, j’ai rendu mes derniers hommages à mon ami le robinier, sa souche a été salée, recouverte de terre et d’une bâche qui sera encailloutée demain. Le temps, l’absence de lumière va finir de tarir le peu de vie qui restait à ce pauvre végétal. J’y placerai quelques potées de succulentes cet été et d’autres plantes cet hiver.
Demain, je creuserai sur 80cm3 environ, pour accueillir le nouvel arbre, il me faudra au moins trois jours pour terminer mon travail. Il ne sera pas planté très loin du robinier, le jardin n’est pas si large que ça à cet endroit et je me suis promis d’être plus vigilante, plus proche encore de mes arbres et de tous mes végétaux. Accueillir la vie sous quelque forme qu’elle soit, suppose de nombreux devoirs et pas seulement plaisir et simple bienveillance.
Paradoxalement, c’est la première fois cette année qu’un couple de huppes baguenaude au jardin en y entraînant leur petite nichée, magnifiques oiseaux assez peu farouches qui agrémentent leur menu d’insectivores par toutes sortes de fruits. Elles adorent mes abricots Bergeron mais trompent leur attente en dévorant d’autres friandises, elles ne m’ont pas laissé une seule cerise sur notre jeune bigarreau ‘Gold’  et ont gouté aux trois quarts des fruits de notre cerisier Montmorency pleureur, elles ont été plus avisées que nous ! Bien que je préfère les manger un rien moins acidulées, il me faudra les cueillir juste avant la maturité mais je laisserai la part des huppes, elles me débarrassent de beaucoup d’insectes nuisibles et rien que leur beauté me dédommage largement.

C’est qu’il s’agissait bien ici de beauté, celle qui passe jours après jours avant de s’éteindre, celle qui renaît et croît au fil des saisons avant d’atteindre sa pleine maturité ! Cycle éternellement recommencé,
leçon incontournable, donnée jour après jour en notre jardin ! 

5 commentaires:

  1. j'ai lu et relu ton écrit sur ton bel inconnu
    et moi je te comprend et suis triste avec toi
    ton nouvel arrivant va être bichonné je suis sur !
    attend tes écrits qui me bouleverse et me ravie!

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  2. Beau billet et comme je comprends ton désarroi ,moi qui ne supporte même pas les tailles necessaires et indispensables de nos grands arbres !

    Je suis bien convaincue que le nouvel arrivant aura à coeur de te donner plaisir et satisfaction pour combler le vide laissé par ce robinier .

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  3. Il est des vides que l'on ne peut combler , je vous remercie toutes deux de votre soutien!

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  4. Oh que mon âme est ravie de t'avoir lue, tu rends un hommage éternel à cet arbre aimé, qui meurt et qui fait place au nouveau né, que tu sauras aimer j'en suis sûre. Tu exprimes si bien avec les mots, les sentiments subtils qui te liaient à ce grand qui te faisait respirer, j'en suis profondément touchée, car peu d'êtres humains rendent un tel hommage au végétal et pourtant ???? et comme je le comprends. Merci Hortelina.

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  5. C'est moi qui te remercie de tous ces encouragements à continuer d'écrire pour partager la complicité qui me lie à ce jardin!

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